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Insee Analyses · Novembre 2024 · n° 98
Insee AnalysesPeut-on prendre en compte le climat dans les comptes nationaux ?  L’épargne nette ajustée des effets liés au climat est négative en France

Sylvain Larrieu, Sébastien Roux

Les émissions de gaz à effet de serre présentent un coût implicite qui n'apparaît pas dans les indicateurs macroéconomiques usuels. Ce coût implicite recouvre à la fois les dommages induits par le dérèglement climatique et le coût à payer pour décarboner les productions et ainsi éviter des dommages futurs encore plus importants.

Des premiers travaux se sont intéressés à la manière de prendre en compte ces phénomènes dans un cadre de comptabilité nationale. L’Insee apporte par ce document sa contribution à ces recherches. Il ne s'agit pas à ce stade de figer un nouveau cadre de production récurrente mais d'en esquisser une voie possible, pouvant alimenter le débat méthodologique et évoluer avec celui-ci.

Dans la démarche de comptabilité nationale augmentée ici proposée, la reconnaissance du coût implicite, si elle ne modifie pas la mesure du produit intérieur brut (PIB), conduit à revoir à la baisse celle du produit intérieur net (PIN). Cet ajustement est représentatif des effets des émissions résidentes sur l’épuisement du « capital climatique » et la diminution du « budget carbone ». Il est évalué à 4,1 % pour la France en 2023 (5,5 % en prenant en outre en compte les effets du réchauffement sur la santé et la mortalité). Compte tenu toutefois du recul des émissions résidentes, cet ajustement baissier devient moins important au fil des années : la croissance en volume du produit net ajusté est supérieure, de 0,3 point en 2023, à celle du produit net usuel.

L’épargne nette de la France, qui mesure la valeur du produit courant légué aux générations futures, est également ajustée à la baisse par la reconnaissance du coût implicite aux émissions. Elle est ainsi négative sur les années récentes, et évaluée à -133 milliards d’euros en 2023, ce qui signale un manque de soutenabilité de l’activité courante. Le coût actualisé total restant pour décarboner l’économie est estimé à 929 milliards d’euros.

Avertissement : Les évaluations présentées reposent sur des éléments prospectifs comportant de fortes incertitudes. Elles doivent être considérées comme des ordres de grandeur indicatifs.

Des émissions de gaz à effet de serre pouvant être rendues visibles dans la comptabilité nationale

La mise à disposition des comptes carbone dans le cadre du programme des comptes nationaux augmentés permet de produire de nouveaux indicateurs abordant des problématiques jusqu’ici ignorées par les indicateurs standards de la comptabilité nationale. Cette étude présente ainsi des indicateurs issus de la comptabilité nationale ajustés des coûts induits par les .

En 2023, la France a émis de par son activité économique 403 Mégatonnes de GES en équivalent dioxyde de carbone (Mt CO2 éq) [Baude et Larrieu, 2024], tandis que son s’est élevée à 644 Mt CO2 éq  (figure 1). Au niveau mondial, les émissions de GES se sont élevées à 53 Gigatonnes en équivalent CO2 (Gt CO2 éq). Elles entrainent deux types de coûts. D’une part, des coûts associés aux dommages climatiques, qui peuvent affecter notamment la productivité, l’emploi et la valeur des actifs, par exemple, les rendements agricoles présents et futurs. Dans ces coûts figurent également ceux de l’adaptation des agents aux conséquences du changement climatique. D’autre part, des coûts induits par la nécessité de décarboner l’économie, en grande partie résultant des politiques visant à restreindre les émissions.

Figure 1 - Émissions de gaz à effet de serre (GES) en France et dans le monde

Figure 1 - Émissions de gaz à effet de serre (GES) en France et dans le monde - Lecture : En 2023, l'empreinte carbone de la France atteint 644 Mt CO2 éq, tandis que le total des émissions dans le monde atteint 53,0 Gt CO2 éq.
Émissions de GES 2018 2019 2020 2021 2022 2023
Émissions des unités économiques résidentes
(France, Mt CO2 éq)
475 464 416 440 427 403
Émissions territoriales - inventaire format SNBC (Mt CO2 éq) 439 429 389 412 396 373
Budget Carbone basé sur la SNBC 2 (Gt CO2 éq) 8,1 7,7 7,2 6,9 6,4 6,0
Compteur Carbone (Mt CO2 éq) -18 -31 -77 -87 -100 -123
Empreinte (France, Mt CO2 éq) 704 691 620 666 671 644
Cumul d'empreintes depuis 1850 (Gt CO2 éq) 37,2 37,9 38,6 39,2 39,9 40,5
Émissions mondiales (Gt CO2 éq) 51,0 51,3 49,3 51,6 52,0 53,0
  • Notes : L'inventaire comptabilise les émissions de GES ayant lieu sur le territoire français. Les émissions des unités économiques résidentes sont supérieures car elles comptabilisent également certaines émissions ayant lieu à l'étranger, notamment pour le transport aérien ou maritime opéré par des entreprises résidentes. Le budget carbone en 2018 est la somme des cibles d'émissions territoriales arrêtées par la stratégie nationale bas carbone (SNBC 2), prolongées jusqu'en 2050. Il diminue au rythme des émissions territoriales. Le compteur carbone est la somme des différences cumulées depuis 2018 entre l'inventaire et les cibles d'émissions de la SNBC. L'empreinte correspond aux émissions dans le monde induites par la demande finale française. Ces grandeurs sont exprimées en tonnes équivalent CO2. C'est-à-dire, elles incluent le CO2 et les autres gaz à effet de serre, comptabilisées alors de manière équivalente au CO2 en terme de capacité de réchauffement. Le cumul d'empreintes depuis 1850 est la somme cumulée des empreintes annuelles de CO2 de la France depuis 1850 jusqu'à l'année courante. À la différence des autres grandeurs, il est exprimé en tonne de CO2 car il ne concerne que les émissions de CO2 et non les autres gaz à effet de serre.
  • Lecture : En 2023, l'empreinte carbone de la France atteint 644 Mt CO2 éq, tandis que le total des émissions dans le monde atteint 53,0 Gt CO2 éq.
  • Sources : Insee, Eurostat, Citepa, Douanes, OCDE, traitements Insee-SDES 2024 ; EDGAR, SNBC, Global Carbon Budget, calculs Insee.

Les deux coûts coexistent à présent comme dans le futur. Dans une comptabilité augmentée, il s’agit donc de rendre compte des deux phénomènes. Il convient toutefois de noter qu’une partie de ces coûts reçoit déjà une traduction dans les indicateurs de la comptabilité nationale. Ainsi, l’évaluation au prix de marché des patrimoines intègre bien, dans la mesure où les acteurs économiques les anticipent, les pertes ou gains futurs entraînés par les dommages climatiques. Par exemple, un vignoble exposé à un risque accru de sécheresse peut voir sa valeur de marché en être dès à présent affectée. De même, les restrictions annoncées sur les émissions de GES, par exemple l’interdiction de vente des véhicules thermiques, diminuent la valeur des entreprises émettrices et qui n’y sont pas préparées. En outre, l’indicateur de produit intérieur brut capte bien certains des dommages liés au réchauffement, lorsque ceux-ci se matérialisent en moindre production.

Pour autant, même lorsqu’ils sont implicitement pris en compte dans les comptes nationaux usuels, les coûts entraînés par les émissions n’y sont ni visibles ni isolables. De plus, les indicateurs de production, de revenu et d’épargne de la période courante ne retracent pas le fait que les émissions réduisent le patrimoine légué aux générations suivantes. Autrement dit, le produit net, le revenu net et l’épargne nette sont pour cette raison surestimés dans la comptabilité usuelle. L’objectif de la démarche est alors de rendre visibles ces coûts implicites, ce qui conduit à modifier la mesure des indicateurs de production et d’épargne nettes courants et, ce faisant, la contribution de l’épargne à l’évolution du patrimoine. Les indicateurs sont alors dits «  » de cette contribution.

D’autres coûts ne sont pas pris en compte, même implicitement, dans les mesures de production brute et de des comptes nationaux usuels. Il s’agit des dommages portant sur des produits ou des actifs allant au-delà du périmètre standard de la comptabilité nationale, en particulier ceux qui affectent directement la santé et la mortalité des ménages. Les indicateurs incorporant également ces coûts peuvent aussi être calculés, et sont alors dits «  ».

Les émissions de GES dégradent le « capital climatique » et épuisent le « budget carbone »

Les émissions de GES ont principalement un effet sur l’activité future. D’un côté, le stock de carbone accumulé dans l’atmosphère induit des dommages. Il dégrade le « capital climatique » et donc les services économiques que le climat rend aux branches qui en dépendent. De l’autre côté, les émissions nouvelles constatées l’année courante conduisent à renforcer les années suivantes les politiques d’atténuation et contraindre encore plus les modalités de production afin de respecter les objectifs de décarbonation. Ces politiques prennent alors la forme d’un « budget carbone » alloué aux agents économiques, qui consiste en le cumul d’émissions encore autorisé, et qui diminue chaque année au rythme des nouvelles émissions.

Les indicateurs synthétiques présentés ici assimilent l’effet des émissions à des consommations de capital, conduisant à des indicateurs nets ajustés de cette consommation. Ce type d’indicateurs se rencontre déjà dans la comptabilité nationale : par rapport au produit intérieur brut ou à l’épargne brute, le produit intérieur net et l’épargne nette sont obtenus en ôtant de chacun des indicateurs bruts la consommation de capital fixe. Celle-ci correspond à l’obsolescence et l’usure de capital ayant lieu au cours de la période considérée (l’année pour les comptes nationaux).

Dans une comptabilité augmentée, le même raisonnement peut être appliqué au capital climatique et au budget carbone : ceux-ci sont dégradés par les émissions de GES, ce qui a pour conséquence d’affecter la production future. Le produit intérieur net et ajusté des émissions de GES, c’est-à-dire de la dégradation du capital climatique et de la consommation du budget carbone, valorise bien l’activité du pays en tenant compte de l’épuisement de ressources qui n’était pas mis en évidence jusqu’alors. De même, l’épargne nette ajustée correspond à la valeur effectivement restant disponible à l’échelle de l’économie, une fois l’ensemble des consommations comptabilisées : à savoir celles de la demande finale comme celles liées au patrimoine. Dans cette perspective, une épargne négative signale un manque de soutenabilité : la production courante n’est pas suffisante, relativement aux consommations, pour maintenir le niveau des actifs.

Une valorisation des dommages de près de 70 milliards d’euros en 2023, avec une large marge d’incertitude

Les principes évoqués ci-dessus sont confrontés à une difficulté d’estimation importante : la valorisation. Dans le cadre standard de la comptabilité nationale, elle s’appuie sur l’observation des prix sur les marchés ou dans le cadre de transactions  (méthodes). Si ces marchés ou transactions n’existent pas ou ne peuvent pas être observés, d’autres méthodes doivent être mobilisées pour valoriser le capital climatique et le budget carbone.

Plusieurs travaux visent à valoriser le carbone dans l’atmosphère à partir du coût des dommages que sa présence induit. Leur principe est de recenser les différentes conséquences de ces émissions, au premier chef le réchauffement climatique, et de donner une valeur monétaire aux dommages qu’elles causent. Ce faisant, elles estiment le  (méthodes). Le gouvernement des états-Unis a lancé une série de travaux, résumés dans l’étude de Ouvrir dans un nouvel ongletRennert et al. (2022), estimant qu’une tonne équivalente CO2 (t CO2 éq) émise en 2020 a un coût pour l’ensemble du monde d’environ 172 € en 2023  (figure 2). Toutefois, un autre enseignement essentiel de cette étude consiste en la quantification de l’incertitude autour de ce coût, qui peut varier de 40 €/t CO2 éq à 376 €/t CO2 éq suivant les hypothèses de modélisation retenues.

Figure 2 - Coût social du carbone et valeur d’action pour le climat (VAC)

en euros courants / tonne CO2 éq
Figure 2 - Coût social du carbone et valeur d’action pour le climat (VAC) (en euros courants / tonne CO2 éq) - Lecture : En 2023, le coût social d'une tonne de carbone émise se monte à 172 €, sa composante dans la frontière du PIB se monte à 90 €. La valeur d'action pour le climat se monte à 154 €.
Prix du carbone 2018 2019 2020 2021 2022 2023
Coût social du carbone 146 149 154 157 162 172
Dans la frontière du PIB 77 78 81 82 85 90
Hors de la frontière du PIB 70 71 73 75 77 82
Valeur d'action pour le climat (VAC) 109 115 124 131 141 154
  • Notes : Le coût social du carbone est estimé à partir de Ouvrir dans un nouvel ongletRennert et al. (2022). Il évolue selon l'inflation et en tenant compte de l'éloignement plus ou moins grand des dommages futurs (méthodes). La valeur de la VAC en 2023 est tirée de Quinet (2019). Elle évolue selon l'inflation et selon la règle de Hotelling, avec un taux d'actualisation de 4,5 % (méthodes).
  • Lecture : En 2023, le coût social d'une tonne de carbone émise se monte à 172 €, sa composante dans la frontière du PIB se monte à 90 €. La valeur d'action pour le climat se monte à 154 €.
  • Champ : Monde pour le coût social, France pour la VAC.

Certains dommages liés aux émissions carbone dépassent les telle qu’elle est mesurée par le PIB et ne sont pas considérés comme économiques. En particulier, les effets de la hausse des températures sur la santé et la mortalité humaine commencent à être bien documentées [Ouvrir dans un nouvel ongletVicedo-Cabrera et al., 2021]. La mesure du coût social proposée par Ouvrir dans un nouvel ongletRennert et al. (2022) isole cette composante et l’évalue à 82 €/t CO2 éq en 2023. À la différence des autres composantes du coût social du carbone, qui traduisent des dommages pouvant affecter l’économie (portant notamment sur les rendements agricoles, la production énergétique ou la destruction de biens induite par la hausse du niveau des mers), les effets sur la santé et la mortalité ne sont pour l’essentiel pas pris en compte dans la comptabilité nationale. Par la suite, la composante du coût social « dans la frontière de production du PIB » (90 €/t CO2 éq en 2023) sera donc distinguée de celle « hors de la frontière de production du PIB » (82 €/t CO2 éq).

Sur cette base de valorisation du coût social du carbone, les émissions françaises – émissions des unités résidentes – au cours de l’année 2023 auraient dégradé le capital climatique mondial de 36 milliards d’euros pour sa composante située dans les frontières du PIB  (figure 3). En plus de cette dégradation, l’effet sur la santé et la mortalité dans le monde induite par les émissions françaises s’élèverait à 33 milliards d’euros, soit un total proche de 70 milliards d’euros.

Figure 3 - Contributions des émissions à l'ajustement du PIN et de l'épargne nette

en Mds d'euros courants
Figure 3 - Contributions des émissions à l'ajustement du PIN et de l'épargne nette (en Mds d'euros courants) - Lecture : Les émissions françaises (inventaire) et la consommation de budget carbone conduisent à ajuster à la baisse le PIN (de 36 et 57 milliards d’euros) en 2023 l'amenant de 2 294 milliards à 2 200 milliards. Les émissions mondiales et la consommation de budget carbone conduisent à ajuster à la baisse l'épargne nette (EN) respectivement de 144 et 57 milliards la faisant passer de +68 à -133 milliards d'euros.
Contributions et indicateurs agrégés et étendus 2018 2019 2020 2021 2022 2023
Dommages dans le monde liés aux émissions françaises 70 69 64 69 69 69
Dans la frontière du PIB (A) 37 36 34 36 36 36
Hors de la frontière du PIB (AH) 33 33 30 33 33 33
Dommages dans le monde liés à l'empreinte française 104 103 96 104 109 111
Dans la frontière du PIB 54 54 50 55 57 58
Hors de la frontière du PIB 49 49 45 50 52 53
Dommages en France liés aux émissions mondiales 225 230 229 243 254 274
Dans la frontière du PIB (B) 118 120 120 127 133 144
Hors de la frontière du PIB (BH) 107 109 109 116 121 131
Consommation du budget carbone (C ) 48 49 48 54 56 57
Indicateurs agrégés et étendus
Produit intérieur net (PIN) 1 951 2 010 1 882 2 047 2 153 2 294
PIN ajusté (PINA), (PIN - (A+C)) 1 867 1 924 1 800 1 957 2 061 2 200
PINA étendu (PINA-AH) 1 833 1 892 1 770 1 924 2 028 2 167
Épargne nette (EN) 111 148 48 129 89 68
EN ajustée (ENA), (EN - (B+C)) -55 -21 -120 -52 -100 -133
ENA étendue (ENA-BH) -162 -130 -229 -168 -221 -264
  • Notes : Les chiffres présentés dans ce tableau sont issus des calculs des auteurs et s'appuient sur les figures précédentes. La valorisation pour la France des dommages induits par les émissions mondiales est fondée sur sa part dans le PIB mondial, de 3 %. Il s'agit d'ordres de grandeur pouvant être fortement modifiés en s'appuyant sur des sources plus précises cherchant à évaluer les dommages spécifiques à la France. Les extensions du PINA et de l'ENA consistent à les diminuer également des dommages hors de la frontière du PIB.
  • Lecture : Les émissions françaises (inventaire) et la consommation de budget carbone conduisent à ajuster à la baisse le PIN (de 36 et 57 milliards d’euros) en 2023 l'amenant de 2 294 milliards à 2 200 milliards. Les émissions mondiales et la consommation de budget carbone conduisent à ajuster à la baisse l'épargne nette (EN) respectivement de 144 et 57 milliards la faisant passer de +68 à -133 milliards d'euros.
  • Sources : Insee, Eurostat, Citepa, Douanes, OCDE, traitements Insee-SDES 2024 ; EDGAR, SNBC, Global Carbon Budget, calculs Insee.

La France importe deux fois plus de dommages climatiques qu’elle n’en exporte

Les valorisations des dommages présentées plus haut correspondent aux dommages induits sur l’ensemble du monde (y compris la France) par les émissions liées à l’activité économique française. De façon symétrique, les dommages pour la France des émissions mondiales (y compris françaises) peuvent être évalués. Les travaux de Ouvrir dans un nouvel ongletRennert et al. (2022) n’isolent pas le coût social des dommages pour la seule France, mais celui-ci peut être approximé en le considérant comme proportionnel au poids économique de la France (environ 3 % du PIB mondial). En appliquant ce coût aux 53 Gt CO2 éq émises dans l’atmosphère en 2023 au niveau mondial, les dommages pour la France induits par les émissions mondiales de cette année 2023 peuvent ainsi être estimés à 144 milliards d’euros  (figure 3). Cette estimation pourrait être améliorée en se fondant sur un examen plus précis des conséquences du réchauffement climatique pour la situation française. Pour autant, il est attendu que la France « importe » environ deux fois plus de dommages qu’elle n’en exporte dans cette approche. Son économie est en effet relativement moins carbonée [Bourgeois et al., 2022] et est plus développée que la moyenne, ce qui implique que les dommages économiques subis sont potentiellement plus grands.

En 2023, les émissions ont conduit à consommer le budget carbone à hauteur de 57 milliards d’euros

Les estimations de coût social du carbone sont effectuées en s’appuyant sur des projections d’évolution de population, d’activité économique, et de trajectoires d’émissions qui prennent notamment en compte la mise en place de politiques d’atténuation visant à les limiter. Ces politiques ont également un coût : il peut s’agir d’inciter ou d’obliger les entreprises à modifier leurs modes de production, de développer des produits moins carbonés, ou d’inciter à la sobriété. Dans cette étude, l’effet de ces politiques est résumé par l’existence d’une contrainte globale sur le cumul des émissions à ne pas franchir, appelée « budget carbone ». Celui-ci est construit à partir des cibles d’émissions prévues par la stratégie nationale bas carbone dite « SNBC 2 » adoptée en 2020, puis est diminué chaque année des émissions constatées  (méthodes). Une émission aujourd’hui réduit la marge de manœuvre pour émettre encore dans le futur, et comporte ainsi un coût implicite en sus de celui des dommages.

La notion qui permet de valoriser le coût des actions de décarbonation est celle de la «  » (VAC). En France, la commission Quinet estime ainsi « la valeur pour la collectivité des actions permettant d’atteindre l’objectif de neutralité carbone » [Ouvrir dans un nouvel ongletQuinet, 2019]. La VAC est construite en référence à des objectifs d’émissions, et permet de donner une valeur aux émissions évitées pour un investisseur privé ou public  (méthodes). Plus précisément, la valeur d’action pour le climat n’est pas un prix figé, mais une trajectoire de prix. Celle-ci suit en principe la règle de Hotelling, qui gouverne l’évolution des prix d’une ressource limitée, correspondant ici au budget carbone. Cette règle stipule que les prix augmentent comme le taux d’actualisation, traduisant le coût croissant à décarboner. L’épuisement du budget carbone lié aux émissions de l’année courante resserre ainsi les politiques futures de décarbonation.

Sur la base de la VAC estimée par la commission Quinet (environ 154 €/t CO2 éq en 2023,  figure 2), les émissions carbone, en diminuant le budget carbone et rendant ainsi les politiques d’atténuation futures plus contraignantes, font baisser la valeur des actifs de l’économie de 57 milliards d’euros en 2023  (figure 3). Ce prix est appliqué aux émissions territoriales (inventaire format SNBC) en cohérence avec les cibles d’émissions de la SNBC 2  (méthodes). Une telle évaluation pourrait être revue avec les mises à jour annoncées de la VAC et de la SNBC.

Le produit intérieur net ajusté des émissions de GES françaises est inférieur de 4,1 % au produit intérieur net en 2023

Au total, le coût cumulé des dommages (dégradation climatique) et des politiques d’atténuation (épuisement du budget carbone) induites par les émissions françaises se monterait à 94 milliards d’euros en 2023  (figure 3), soit la somme de 36 milliards de dommages dans le monde liés aux émissions françaises et 57 milliards de consommation du budget carbone. Ainsi le produit intérieur net ajusté (PINA) des émissions de GES se monterait en 2023 à 2 200 milliards d’euros, contre 2 294 pour le produit intérieur net, soit plus faible de 4,1 %. Sur le plan conceptuel, cet indicateur ajusté fournit une mesure de la production nationale actuelle dont sont déduits les coûts implicites induits par les émissions qui accompagnent cette production courante et compromettent la capacité de production future. En plus de ces coûts, les dommages sur la santé et la mortalité ne sont pas pris en compte par les comptes nationaux. L’extension à cette dimension conduirait à faire baisser le PINA de 33 milliards supplémentaires, l’amenant à 2 167 milliards en 2023, soit 5,5 % de moins que le produit intérieur net usuel.

La croissance ajustée de la baisse des émissions est rehaussée de 0,3 point

Compte tenu du recul progressif des émissions résidentes, l’ajustement à la baisse du produit intérieur net devient moins fort au fil des années. Dans le même temps, la croissance économique se poursuit en tendance. Cette forme de découplage entre l’activité économique et les émissions explique que l’évolution du PINA est plus élevée que celle du PIN sur les années récentes, depuis 2018. En particulier en 2023, les émissions de GES de la France ont baissé. Cette baisse des émissions en volume conduit à diminuer leur coût annuel, et donc à un surcroît de croissance du PINA en volume. La croissance du PINA en volume s’établit alors à 1,5 %, soit un surcroît de croissance de 0,3 point  (figure 4).

Figure 4 - Différentiel de croissance entre PIN et PINA (en volume)

en points de %
Figure 4 - Différentiel de croissance entre PIN et PINA (en volume) (en points de %) - Lecture : En 2023, le PIN a crû en volume de 1,2 %. Le PINA a crû en volume de 0,3 point de plus que le PIN. Le PINA-étendu a crû de 0,51 point de plus que le PIN.
Indicateurs en volume 2019 2020 2021 2022 2023
PINA 0,19 0,06 0,08 0,22 0,31
PINA - étendu 0,31 0,10 0,13 0,37 0,51
Croissance PIN (en %) 1,79 -9,06 7,48 1,90 1,15
  • Notes : Les chiffres présentés dans ce tableau sont issus des calculs des auteurs et s'appuient sur les figures précédentes. Les croissances du PINA et du PINA-étendu en volume s'estiment en figeant les prix de leurs composantes à la date initiale et en ne considérant que leurs évolutions en volume.
  • Lecture : En 2023, le PIN a crû en volume de 1,2 %. Le PINA a crû en volume de 0,3 point de plus que le PIN. Le PINA-étendu a crû de 0,51 point de plus que le PIN.
  • Champ : France.
  • Sources : Voir Figures 1 et 2, calcul des auteurs.

Figure 4 - Différentiel de croissance entre PIN et PINA (en volume)

  • Notes : Les chiffres présentés dans ce tableau sont issus des calculs des auteurs et s'appuient sur les figures précédentes. Les croissances du PINA et du PINA-étendu en volume s'estiment en figeant les prix de leurs composantes à la date initiale et en ne considérant que leurs évolutions en volume.
  • Lecture : En 2023, le PIN a crû en volume de 1,15 %. Le PINA a crû en volume de 0,31 point de plus que le PIN. Le PINA-étendu a crû de 0,51 point de plus que le PIN.
  • Champ : France.
  • Sources : Insee, Eurostat, Citepa, Douanes, OCDE, traitements Insee-SDES 2024 ; EDGAR, SNBC, Global Carbon Budget, calculs Insee.

L’épargne nette ajustée est négative sur les années récentes et le reste en 2023

L’épargne nationale est définie comme la différence entre le revenu national et l’ensemble des consommations nationales. L’épargne nette au sens usuel est égale à l’épargne moins la consommation de capital fixe. De même que le produit intérieur net, l’épargne nette peut être ajustée en tenant compte de la consommation du capital climatique et de l’épuisement du budget carbone. Néanmoins, à la différence du produit intérieur, l’épargne nationale n’est pas affectée par la dégradation du capital climatique due aux émissions sur le territoire français mais par celle induite pour la France par les émissions mondiales. Ainsi, l'ajustement conduisant à l'épargne nette ajustée (ENA) conduit à ôter 201 milliards d'euros à l'épargne nette, l'établissant à -133 milliards euros  (figure 3). Ces 201 milliards correspondent à la somme de 144 milliards de dommages en France liés aux émissions dans le monde et 57 milliards de consommation du budget carbone, l'établissant à -133 milliards.

L'épargne nette ajustée est ainsi négative sur les années récentes, notamment en 2023, même en se limitant à la prise en compte des dommages dans la frontière du PIB (c’est-à-dire hors effets sanitaires). Un tel signal illustre l’appauvrissement de l’économie dans sa globalité en tenant compte de l’épuisement des ressources carbone. Ce constat est encore plus négatif avec l’épargne nette ajustée et étendue (-264 milliards d’euros en 2023), qui intègre également la perte de valeur induite par les effets futurs sur la santé et la mortalité. La situation de désépargne au cours de ces années indique une dégradation des conditions de vie futures non compensée par l’augmentation de la richesse purement économique du pays et donc que l’activité économique, dans son fonctionnement actuel, n’est pas soutenable.

Bien sûr, dans le débat autour de ce type d’indicateurs, il peut apparaître une incongruité à donner un équivalent monétaire aux dimensions essentiellement non monétaires que sont les menaces sur la santé et les conditions de vie du réchauffement climatique. Mais c’est le prix à payer pour imaginer construire un indicateur synthétique.

Les émissions cumulées ont été inférieures aux cibles SNBC 2 depuis 2018

Les indicateurs précédents donnent une appréciation de la situation courante du pays. Les informations sur les émissions et les empreintes peuvent aussi être utilisées dans une perspective plus patrimoniale, en calculant trois indicateurs pouvant s’interpréter, en un sens à chaque fois spécifique, comme approchant une certaine notion de « dette climatique » : un compteur des émissions réalisées relativement aux objectifs ; une évaluation des coûts à venir de la décarbonation ; une estimation rétrospective des coûts des dommages déjà accumulés du fait des émissions passées, aux puits de carbone près, non pris en compte dans ces applications.

Une première approche compare année après année les émissions réalisées aux cibles établies par la « stratégie nationale bas carbone » SNBC 2. La somme cumulée des déviations des émissions réalisées par rapport à leur cible aboutit ainsi à un « compteur carbone » mesurant le respect intertemporel des engagements, à compter d’une certaine date. En 2023, le cumul des émissions réalisées depuis 2018 était inférieur de 123 Mt CO2 éq par rapport au cumul des cibles d'émissions    (figure 1). Cette avance diminue le stock de carbone dans l’atmosphère, se traduisant – toutes choses égales par ailleurs – par de moindres dommages évalués, au coût social, à 21 milliards d’euros  (figure 5). Ce constat prendrait évidemment des signes ou des ordres de grandeur différents si on le faisait débuter plus tôt, avec une autre référence que la SNBC 2.

Figure 5 - Valorisation des actifs liés aux émissions carbone

en Mds d'euros courants
Figure 5 - Valorisation des actifs liés aux émissions carbone (en Mds d'euros courants) - Lecture : En 2023, évalué au coût social, les moindres émissions réalisées par rapport aux cibles sont évaluées à -21 milliards d'euros de dommages actualisés, dont 11 milliards se situant dans la frontière du PIB et 10 en dehors. Le cumul des empreintes carbone depuis 1850 valorisé au coût social de l'année courante chiffre à 6 964 milliards d'euros la responsabilité climatique de la France en dommages actualisés. Le budget carbone est évalué à 929 milliards d'euros en 2023.
Catégorie 2018 2019 2020 2021 2022 2023
Dégradation du climat liée au surcroît d'émissions - Compteur carbone -3 -5 -12 -14 -16 -21
Dans la frontière du PIB -1 -2 -6 -7 -9 -11
Hors de la frontière du PIB -1 -2 -6 -6 -8 -10
Responsabilité climatique rétrospective
(cumul des empreintes)
5 437 5 637 5 942 6 142 6 479 6 964
Dans la frontière du PIB 2 848 2 953 3 113 3 217 3 394 3 648
Hors de la frontière du PIB 2 589 2 684 2 830 2 925 3 085 3 316
Budget Carbone 883 883 897 898 911 929
en points de PIB 37 36 39 36 34 33
  • Note : Les chiffres présentés dans ce tableau sont issus des calculs des auteurs et s'appuient sur les figures précédentes.
  • Lecture : En 2023, évalué au coût social, les moindres émissions réalisées par rapport aux cibles sont évaluées à -21 milliards d'euros de dommages actualisés, dont 11 milliards se situant dans la frontière du PIB et 10 en dehors. Le cumul des empreintes carbone depuis 1850 valorisé au coût social de l'année courante chiffre à 6 964 milliards d'euros la responsabilité climatique de la France en dommages actualisés. Le budget carbone est évalué à 929 milliards d'euros en 2023.
  • Champ : France.
  • Sources : Insee, Eurostat, Citepa, Douanes, OCDE, traitements Insee-SDES 2024 ; EDGAR, SNBC, Global Carbon Budget, calculs Insee.

Le coût actualisé total restant pour décarboner l’économie est estimé à 929 milliards d’euros

En prolongeant et en cumulant les cibles d’émissions telles qu’elles sont prévues aujourd’hui par la SNBC, la France peut encore émettre 6 Gt CO2 éq jusqu’en 2050, année à partir de laquelle la cible zéro émission nette devrait être atteinte  (figure 1). Ce budget peut être considéré comme un actif qui s’épuise au fur et à mesure des émissions réalisées, mais dont la valeur peut augmenter du fait de la croissance de la VAC. En 2023, évalué à la VAC, ce budget carbone se monte à 929 milliards d’euros. Sous l’hypothèse que la VAC reflète correctement les coûts à venir de la décarbonation, cette grandeur peut aussi s’interpréter comme un engagement implicite : il s’agit de la somme actualisée des coûts à payer dans le futur pour décarboner l’ensemble de l’économie française conformément aux engagements qui ont été pris, ces coûts étant supportés de manière publique ou privée, sous forme d’investissement ou de renoncement à consommer. On retrouve ici la notion d’engagement pour le climat définie par Germain et Lellouch (2020).

La valeur du budget carbone est donnée à titre indicatif, compte tenu des incertitudes de valorisation. Dans la mesure où elle est par ailleurs estimée sous l’hypothèse d’un déploiement optimal des technologies [Ouvrir dans un nouvel ongletQuinet, 2019], il est probable que l’estimation de la valeur du budget carbone soit en fait un minorant des dépenses de décarbonation à venir. En outre, si l’on souhaitait actualiser cet indicateur au fil du temps, toute déviation du sentier des émissions fixé par les objectifs de la SNBC, à partir duquel la VAC est établie, devrait être accompagnée d’une réestimation de cette valeur et de sa trajectoire dans une application stricte de la politique climatique visant à compenser les émissions en excès.

La « responsabilité climatique » rétrospective de la France peut aussi être évaluée à 7 000 milliards d’euros, un chiffrage soumis à de fortes hypothèses

Une autre approche consiste à considérer le stock de carbone anthropique dans l’atmosphère dont la France est responsable depuis le début de l’ère industrielle, le CO2 mettant beaucoup de temps pour disparaitre de l’atmosphère. Cette notion de responsabilité peut s’appliquer aux émissions sur le territoire français, mais aussi à celles induites par la consommation finale. Dans cette perspective, se référer à l’empreinte carbone de l’économie française est plus adapté. Celle-ci intègre les émissions étrangères induites par la demande finale française (émissions « importées »), mais exclut les émissions françaises répondant à des demandes finales d’autres pays (émissions « exportées »). Elle s’élève à 644 Mt CO2 éq en 2023 [Baude et Larrieu, 2024], soit un total nettement plus élevé que les 403 Mt CO2 éq d’émissions des unités économiques résidentes  (figure 1). Valorisée au coût social de 2023, le coût total des dommages induits par l’empreinte carbone française s’élèverait alors à 113 milliards d’euros en 2023 reflétant sa contribution à la dégradation du capital atmosphérique mondial  (figure 3).

Le cumul des empreintes carbone depuis 1850 par la France est estimé à 40,5 Gt CO2 éq  (figure 1). Valorisé au coût social du carbone, il se monterait à 6 964 milliards d’euros, chiffrant ainsi le coût au niveau mondial des dommages induits par l’ensemble de ces émissions    (figure 5). Ce montant peut s’interpréter comme une responsabilité climatique vis-à-vis de l’ensemble du monde, rétrospective dans la mesure où elle dépend des émissions passées. Il ne prend en revanche pas en compte les effets du cumul des émissions des autres pays sur les dommages en France même. Il ne s’agit pas d’une « dette climatique », dans le sens où sa valeur en euros peut être réévaluée en fonction de l’évolution du coût social qui dépend de l’évolution des émissions des autres pays.

Des statistiques expérimentales, marquées par une forte incertitude

Les différents indicateurs proposés ici s’appuient sur des avancées conceptuelles récentes de la comptabilité nationale, visant à ajuster et étendre son cadre afin de prendre en compte certaines dimensions « au-delà » du PIB. En particulier, la prochaine révision du système des comptes nationaux (SCN) met davantage l’accent sur le bien-être et la soutenabilité, y compris en recommandant un plus grand usage des indicateurs « nets » de la consommation de capital. Le travail présenté ici s’inscrit dans cette optique mais se distingue des avancées en cours du SCN en se centrant sur les coûts du changement climatique. L’introduction de deux classes d’actifs supplémentaires, le « capital climatique » et le « budget carbone », permet de rendre visible leur consommation et de construire les indicateurs ajustés rendant bien compte du coût des émissions de GES.

Comme toute avancée, elle est à ce stade, exploratoire, et soumise au débat. Les indicateurs proposés sont, à ce titre, des statistiques expérimentales, construits en référence aux indicateurs usuels de la comptabilité nationale, ce qui permet de montrer en quoi la prise en compte de la soutenabilité climatique modifie les indicateurs usuels.

En outre, l’ensemble des considérations présentées ici reste quantitativement très incertain. Les chiffrages s’appuient, pour ce qui concerne les émissions et l’empreinte de la France [Baude et Larrieu, 2024]. Ces résultats sont fondés sur des observations statistiques et des modélisations éprouvées, et peuvent donc être considérés comme connus avec une précision suffisante. En revanche, les ordres de grandeur des ajustements au PIN et à l’épargne nette pourraient être revus de façon significative avec des estimations plus précises des dommages et des coûts des politiques d’atténuation, qui permettent de valoriser les émissions en termes monétaires. Par ailleurs, au-delà des problèmes d’incertitude relatifs aux estimations, le coût des politiques d’atténuation serait fortement révisé en cas de modification de ces politiques et peut même dépendre de la façon dont celles-ci sont formulées, via l’établissement des cibles d’émission. Le fait de ne pas disposer ici de prix correspondant à des transactions effectivement observées est la principale raison pour laquelle les indicateurs ajustés n’ont pas la même solidité que les indicateurs plus standards de la comptabilité nationale.

Publication rédigée par :Sylvain Larrieu, Sébastien Roux

Méthodes

Les valorisations du carbone

Pour des acteurs économiques rationnels, la valorisation d’un capital donné correspond à l’espérance de la somme actualisée des flux de revenus futurs que sa possession permet. Elle dépend donc des anticipations des agents. Un marché fonctionnant de façon efficace conduit à ce que le prix reflète bien l’ensemble des anticipations. C’est ce qui conduit le cadre standard de la comptabilité nationale (Ouvrir dans un nouvel ongletSEC 2010) à préconiser l’utilisation des prix de marché pour valoriser les actifs de l’économie. Toutefois, il n’existe pas de marché valorisant le capital climatique, ni de marché global des émissions carbone. Ceux mis en place par l’Union Européenne ne couvrent qu’une partie des émissions et sont cloisonnés entre différents secteurs. Par ailleurs, ils ne reflètent pas l’ensemble des politiques publiques de décarbonation.

Deux valorisations du carbone sont reprises dans cette étude, correspondant à deux visions complémentaires. Les émissions valorisées au coût social chiffrent les coûts des dommages à venir. Les estimations du coût social sont tirées de l’étude de Ouvrir dans un nouvel ongletRennert et al. (2022), elle-même impulsée par le gouvernement fédéral des Etats-Unis (Interagency Working Group on the Social Cost of Greenhouse Gases). Une telle estimation est établie à partir des scenarii d’émissions anticipées par les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur le Climat, en s’appuyant sur des modèles climatiques, et en décomposant les différents effets du réchauffement sur différents aspects comme la production agricole, la montée du niveau des mers, les besoins énergétiques ou les conséquences sur la santé et la mortalité. Ce faisant, ils construisent une chronique des dommages futurs exprimés monétairement en fonction de l’évolution des températures et des différents phénomènes physiques. Le coût social est alors estimé en faisant la somme actualisée de ces dommages futurs. Ouvrir dans un nouvel ongletRennert et al. (2022) présentent leurs estimations pour l’année 2020. En s’appuyant sur les chroniques de dommages sous-jacentes, les estimations de leur coût sont réévaluées en fonction de l’inflation et en tenant compte du fait qu’ils deviennent de plus en plus intenses au fil des années, concomitamment à l’évolution des températures. Le taux d’actualisation retenu pour construire la somme actualisée est de 2 %, correspondant à celui retenu dans leur étude. En outre, ils décomposent les dommages selon leurs effets attendus, permettant d’isoler ceux affectant l’économie (c’est-à-dire dans la frontière du PIB), de ceux ayant un effet sur la santé ou la mortalité (hors frontière du PIB).

Les effets des politiques d’atténuation sont valorisés à la valeur d’action pour le climat (VAC), estimée par la commission Quinet en 2019 [Ouvrir dans un nouvel ongletQuinet 2019]. Cette valeur est construite sur une logique différente de l’évaluation des dommages : il s’agit de « la valeur monétaire que la collectivité donne aux actions permettant d’éviter l’émission d’une tonne équivalent CO2 ». Elle est estimée en référence à des objectifs de politique climatique se traduisant par des cibles d’émission à un horizon fixé : zéro émission nette en 2050. Sur le plan théorique, ces objectifs peuvent se résumer en l’existence d’un « budget carbone » qui correspond au cumul d’émissions à ne pas dépasser. Dans cette étude, le budget carbone est défini comme le cumul des cibles d’émissions définies par la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC 2) entre 2018 et 2033, prolongées linéairement jusqu'à l’objectif de neutralité carbone en 2050. Le budget carbone est fixé en 2018 et est consommé au rythme des émissions territoriales constatées chaque année. Dans ce cadre, la valeur du carbone évolue selon la règle de Hotelling, c’est-à-dire au rythme du taux d’actualisation public, de 4,5 %. La commission Quinet s’en était affranchie dans les premières années afin de lisser la VAC obtenue avec les estimations précédentes. Finalement, la VAC utilisée dans cette application est celle proposée par la commission Quinet pour 2023, soit 154 €/t CO2 éq en euros courants et est rétropolée sur les années précédentes selon la règle de Hotelling, en appliquant le taux d’actualisation de 4,5 % et en tenant compte de l’évolution des prix mesurée par l’indice de prix du PIB.

 

Une comptabilité augmentée de deux classes d'actifs

Les comptes sont ici augmentés dans le sens où deux classes d’actifs supplémentaires sont introduites : le « capital climatique » et le « budget carbone ». Le « capital climatique » produit les services climatiques : sa dégradation induite par les émissions de CO2 diminue la valeur des services climatiques qu’il rend aux autres agents. Le budget carbone est le cumul des émissions permises par les politiques d’atténuation. Les secteurs émetteurs en prélèvent une partie lorsqu’ils émettent.

Dans la comptabilité nationale standard, l’obsolescence et l’usure du capital sont implicitement prises en compte au moment où les comptes de patrimoine sont établis, via l’actualisation des valorisations du patrimoine. Dans une comptabilité augmentée prenant en compte ces deux nouveaux actifs, elle peut jouer un rôle similaire à la consommation de capital fixe et être utilisée pour construire des indicateurs de production et d’épargne nets et ajustés des émissions de GES.

Publication rédigée par :Sylvain Larrieu, Sébastien Roux

Définitions

Les émissions de gaz à effet de serre (GES) sont les émissions de dioxyde de carbone (CO2), méthane (CH4), protoxyde d’azote (N2O) et gaz fluorés liées à l’activité des ménages et des branches productives, qui conduisent à retenir une partie de la chaleur reçue du soleil dans l’atmosphère. Les émissions ne sont pas nettes des puits de carbone. Deux concepts d’émissions sont mobilisés dans cette étude : le capital climatique est affecté par les émissions des unités économiques résidentes françaises, tandis que le budget carbone est le cumul des émissions territoriales, correspondant au format d’inventaire retenu par la SNBC pour l’élaboration des politiques d’atténuation.

L’empreinte carbone de la France représente les émissions de gaz à effet de serre induites par la demande finale intérieure française, que les biens ou services consommés soient produits sur le territoire national ou importés. À l’inverse, les émissions françaises associées aux exportations ne contribuent pas à l’empreinte carbone. Le cumul des empreintes carbone depuis 1850 est estimé sur la base du cumul des émissions fossiles de 1850 jusqu’en 1990 (Global Carbon Project) et est complété par la somme des empreintes carbone jusqu’à l’année courante. Comme les émissions carbone, elle n’intègre pas les puits de carbone.

Le Coût social du carbone est la somme actualisée des dommages induits par l’émission d’une tonne de CO2 supplémentaire dans l’atmosphère. Ces dommages peuvent affecter la production dans la comptabilité nationale : ils sont alors considérés comme étant dans la frontière de production du PIB. Ils peuvent aussi affecter directement la santé ou la mortalité des populations : ils sont alors hors de la frontière de production du PIB.

La frontière de production du PIB est la frontière de la production comptabilisée dans les comptes nationaux. Cette production inclut l’ensemble des activités donnant lieu à une transaction monétaire, ainsi que les services de logement que les propriétaires occupant se rendent à eux-mêmes. Elle exclut en revanche les activités domestiques [Ouvrir dans un nouvel ongletBlanchet, Fleurbaey, 2021].

Les indicateurs sont considérés comme étant ajustés lorsqu’ils prennent en compte les consommations de capital dans la frontière de production du PIB qu’il s’agisse du capital climatique ou du budget carbone.

Les indicateurs sont étendus lorsqu’une partie du champ qu’ils couvrent dépasse celui de la frontière de production du PIB, par exemple lorsqu’ils incorporent la consommation de capital climatique affectant la santé ou la mortalité des ménages.

Dans les comptes nationaux, le compte de patrimoine rend compte de l'accumulation de richesse des secteurs institutionnels (ménages, entreprises etc.) sous forme d'actifs non financiers ainsi que d'actifs et de passifs financiers. Ce compte présente les encours en fin d'année et les variations en cours d'année pour tous les types d'actifs et de passifs.

La valeur d’action pour le climat (VAC) est la « valeur pour la collectivité des actions permettant d’atteindre l’objectif de neutralité carbone » [Ouvrir dans un nouvel ongletQuinet, 2019]. Elle permet de donner une valeur aux émissions évitées pour un investisseur privé ou public. La VAC est construite en référence à des objectifs d’émissions, soit un budget carbone fixé pour l’ensemble de l’économie.

Pour en savoir plus

Baude M., Larrieu S., 2024, « Émissions de gaz à effet de serre et empreinte carbone de la France en 2023 », Insee Première no2023, novembre 2024.

Rennert, K., Errickson, F., Prest, B.C. et al.Ouvrir dans un nouvel ongletComprehensive evidence implies a higher social cost of CO2 ”, Nature no 610, 687–692, septembre 2022.

Bourgeois A., Lafrogne-Joussier R., Lequien M., Ralle P., « Un tiers de l’empreinte carbone de l’Union européenne est dû à ses importations ». Insee Analyses no 74, juillet 2022.

Vicedo-Cabrera, A.M., Scovronick, N., Sera, F., et al. , "Ouvrir dans un nouvel ongletThe burden of heat-related mortality attributable to recent human-induced climate change", Nature Climate Change, Vol. 11, pp. 492-500, juin 2021.

Blanchet D., Fleurbaey M., « Ouvrir dans un nouvel ongletDe quoi le PIB est la mesure et comment le dépasser ? », La vie des idées, février 2021.

Germain, J.-M., Lellouch T.,« Prix social du carbone et engagement pour le climat : des pistes pour une comptabilité économique environnementale ? ». Insee Analyses no 56, octobre 2020.

Quinet, A., « Ouvrir dans un nouvel ongletLa valeur de l’action pour le climat », Rapport de la commission présidée par Alain Quinet, France Stratégie, Rapport, février 2019.