Insee Analyses Grand EstDes territoires fragiles irrigués par la dépense publique et les revenus de transferts

Philippe Debard, Insee

La richesse économique d’un territoire dépend des flux monétaires qui l’irriguent, notamment les salaires, retraites et prestations des ménages, et du potentiel financier des collectivités locales.

Dans les zones d’emploi de Strasbourg, Nancy, Metz, Mulhouse, Reims et Colmar, la richesse dégagée génère des revenus de type métropolitain, basés plus qu’ailleurs sur des emplois supérieurs, que complètent des revenus du patrimoine.

Les pays limitrophes, Suisse et Luxembourg en tête, contribuent à un apport de salaires conséquent dans les zones frontalières de Thionville, Longwy, Saint-Louis et Wissembourg, mais des différences réglementaires peuvent y pénaliser les ressources des collectivités locales.

La sphère productive, grâce à la présence de l’industrie, procure une part essentielle des revenus de onze zones d’emploi. Parmi elles, la zone de Remiremont, et à un degré moindre celle de Sarrebourg, bénéficient en sus des dépenses des non-résidents (touristes).

La sphère publique assure une grande partie du fonctionnement de six zones d’emploi, notamment celles de Châlons-en-Champagne et de Bar-le-Duc à travers les emplois publics, mais aussi les pensions de retraite du fait de la présence de nombreuses personnes âgées.

Enfin, les revenus de transferts soutiennent l’équilibre des zones de Charleville-Mézières, Forbach, Vitry-le-François - Saint-Dizier et Saint-Dié-des-Vosges, où les revenus d’activité sont moins élevés.

Insee Analyses Grand Est
No 27
Paru le :Paru le17/11/2016
Philippe Debard, Insee
Insee Analyses Grand Est No 27- Novembre 2016

La "richesse économique" d’un territoire peut se mesurer à l’aune des principaux flux monétaires qui l’irriguent (figure 1).

Côté ménages, les deux tiers du revenu disponible proviennent des salaires et traitements issus d’un emploi sur place ou à l’extérieur, et un quart des retraites et rentes. Le reste est constitué des revenus des travailleurs indépendants, des prestations sociales, des revenus du patrimoine.

Côté collectivités locales, le potentiel financier (fiscalité directe locale du secteur communal) est généré à près de 60 % par l’ensemble des taxes sur les ménages, le reste provenant des taxes sur les entreprises et des dotations de l’État.

La combinaison de ces indicateurs met en évidence différentes sources dominantes de revenu pour les 31 zones d’emploi de la région Grand Est, qui se répartissent en cinq groupes bien identifiés (figure 2).

Figure 1La richesse des territoires et ses sources : Schéma synthétique des flux monétaires entre ménages, entreprises, collectivités territoriales et État

Figure 2Cinq sources dominantes de revenus dans les territoires : Mode de fonctionnement dominant des zones d’emploi du Grand Est dans la formation de la richesse

  • IGN - Insee 2016
  • Source : Insee

Strasbourg, Nancy, Metz, Mulhouse, Reims, Colmar : revenus majoritairement métropolitains

Les zones d’emploi de Strasbourg, Nancy, Metz, Mulhouse, Reims et Colmar concentrent 47 % des habitants et 51 % des emplois de la région. Elles sont à l’origine de 54 % de la richesse dégagée et de 55 % de la masse salariale distribuée dans le Grand Est.

Cette richesse provient notamment d’activités liées au commerce (18 %), au secteur public (17 %) et à l’industrie (16 %). Le secteur public compte de grands employeurs, tels les hôpitaux, les institutions européennes, les conseils régionaux et départementaux, les collectivités locales, les universités. Plusieurs implantations militaires sont également présentes. Dans l’industrie, trois secteurs ont un poids important : l’agroalimentaire dans les zones de Reims et de Strasbourg, l’automobile dans les zones de Metz et de Mulhouse, la production et distribution d’énergie dans les zones de Nancy et de Mulhouse.

La masse salariale issue de ces activités s’élève à 22,5 milliards d’euros. Le secteur public en représente 29 %, le commerce 12 %, et l’industrie seulement 9 %. Les salaires ne sont pas la seule source de revenus des ménages de ces zones, où les cadres, professions intellectuelles supérieures, artisans, commerçants et chefs d’entreprise sont surreprésentés, notamment dans les zones de Strasbourg, de Nancy et de Reims. Ainsi, une part significative des revenus provient du patrimoine (15 % du revenu disponible) pour les ménages résidant dans les zones de Strasbourg et de Colmar, et d’un travail indépendant (10 % du revenu disponible) pour les ménages résidant dans celle de Reims. Dans ces six zones d’emploi, les revenus des ménages peuvent être qualifiés de revenus métropolitains. Dans la zone de Colmar, ils sont complétés par des revenus tirés de la viticulture et du tourisme.

Toutefois, de fortes disparités persistent. Ces zones, et particulièrement leurs grandes agglomérations, présentent les plus forts écarts de revenus entre les 10 % de ménages les plus riches et les 10 % les plus pauvres. Près de 400 000 personnes (soit 18 % des moins de 65 ans) vivent sous le seuil de bas revenus, et 130 000 perçoivent le revenu de solidarité active (RSA).

Néanmoins, ces six zones d’emploi, principales créatrices de richesses, distribuent aussi des salaires aux autres zones de la région. Ainsi, 4,2 milliards d’euros (soit 19 % de leur masse salariale créée) profitent chaque année aux zones d’emploi voisines (figure 3).

Figure 3Près de 50 milliards d’euros de masse salariale en circulation : Principaux flux salariaux dans les zones d’emploi du Grand Est (millions d’euros)

  • IGN - Insee 2016
  • Note : salaires bruts en 2013 pour l’Allemagne et la Belgique, en 2014 pour le Luxembourg, et en 2015 pour la Suisse
  • Sources : Insee, DADS 2012 fichier postes ; Statec 2014 ; OFS 2015

Thionville, Longwy, Saint-Louis, Wissembourg : salaires frontaliers

Les zones d’emploi de Thionville, Longwy, Saint-Louis et Wissembourg constituent un deuxième groupe, dont le point commun est un tropisme frontalier marqué. En effet, entre 33 % et 50 % de leurs actifs travaillent en Allemagne, en Belgique, et surtout en Suisse et au Luxembourg.

Dans ces quatre zones, la masse salariale brute issue du travail frontalier peut être estimée à environ 4 milliards d’euros par an, dont 1,3 milliard en provenance de Suisse et 2,3 milliards du Luxembourg. Cela représente entre 50 % et 70 % de l’ensemble des salaires perçus par les actifs résidant dans ces zones.

Le niveau particulièrement élevé des rémunérations en Suisse permet aux ménages de la zone de Saint-Louis de disposer du revenu fiscal médian le plus élevé du Grand Est (27 000 euros par an et par unité de consommation (UC), soit 7 300 euros de plus que la moyenne de la région).

Le reste des salaires provient d’activités implantées dans les quatre zones, à savoir par ordre décroissant l’administration publique, la santé, l’enseignement, le médico-social, l’industrie (notamment la métallurgie, la production et distribution d’énergie, les équipements automobiles dans la zone de Thionville), le commerce, la construction et les activités de soutien aux entreprises.

Les salaires des frontaliers irriguent les économies locales. Cette situation les place sous l’influence de la situation économique du pays voisin, voire de l’évolution du taux de change (pour la Suisse), qui peuvent constituer des facteurs de fragilité.

Pour les collectivités locales, la proximité de la frontière peut aussi s’accompagner de différences réglementaires qui influent sur la localisation des entreprises et des ménages. Dans la zone d’emploi de Longwy notamment, où le phénomène du travail frontalier est le plus développé, des différences de fiscalité peuvent inciter les entreprises à s’installer au Grand-Duché. La part des impôts sur les entreprises y est la plus faible de la région, alors que celle issue des ménages est la plus forte, notamment via la taxe d’habitation. Au total, le potentiel fiscal par habitant des collectivités territoriales de la zone de Longwy est le plus bas du Grand Est (640 euros par an, soit 300 euros de moins que la moyenne de la région).

Onze zones d’emploi : sphère productive et dépenses des non-résidents

Un troisième groupe rassemble onze zones d’emploi (Épernay, Molsheim-Obernai, Saverne, Haguenau, Sélestat, Sarreguemines, Commercy, Neufchâteau, Remiremont, Troyes, Sarrebourg) dans lesquelles près de 60 % de la richesse dégagée provient de la sphère productive, et plus de 75 % de la masse salariale émane d’établissements privés ayant en majorité une activité dans cette même sphère.

L’industrie, avec 22 % des emplois, occupe dans ces zones une place stratégique. De grands employeurs historiques et emblématiques de la région y sont implantés, dans les secteurs de l’automobile, de la chaussure, ou du pneumatique. Plus récemment, on y observe aussi l’essor de la filière aéronautique. Toutefois, c’est l’industrie agroalimentaire qui dégage le plus de richesse, grâce aux activités du champagne et des eaux minérales, où les salaires sont parmi les plus élevés de l’industrie dans le Grand Est.

Pourtant, comme en moyenne dans le Grand Est, l’emploi industriel a reculé de 13 % entre 2007 et 2012. Dans les zones d’emploi de Haguenau, Molsheim-Obernai et Saverne, où la part de l’emploi industriel dépasse les 27 %, la baisse des effectifs a été moindre. Dans ces zones, le produit de la fiscalité locale dépendant de la contribution des entreprises est le plus élevé de la région.

La taxe sur le foncier non bâti contribue à hauteur de 6 % du produit de la fiscalité locale dans la zone d’emploi d’Épernay, où la vigne est très présente, et de 7 % dans celle de Sarrebourg, très forestière (contre seulement 2 % en moyenne dans le Grand Est).

Les revenus de la sphère productive sont complétés par ceux du tourisme dans les zones de Sarrebourg et de Remiremont. L’implantation d’un village de vacances de court séjour pour la première , les activités estivales ou hivernales liées à la montagne et de multiples manifestations pour la seconde, attirent en effet un public nombreux. Les dépenses de ces non-résidents alimentent l’économie locale à travers les visites, les activités culturelles et sportives, l’hébergement et la restauration, mais également les résidences secondaires (18 % du parc de logement dans la zone de Remiremont). Elles sont difficiles à évaluer et fluctuent en fonction des conditions climatiques, mais apportent une diversification de revenus aux territoires concernés.

Châlons-en-Champagne, Bar-le-Duc, Épinal, Verdun, Lunéville et Chaumont-Langres : sphère publique

Un quatrième groupe rassemble les zones d’emploi de Châlons-en-Champagne, Bar-le-Duc, Épinal, Verdun, Lunéville et Chaumont-Langres, caractérisées par l’importance de la richesse dégagée et de la masse salariale issue d’établissements publics (respectivement 22 % et 39 %).

Ces zones sont constituées autour de villes de taille moyenne ayant le statut de chef-lieu de département ou de sous-préfecture, qui leur confère un certain nombre de fonctions administratives. Les implantations militaires augmentent le poids de la sphère publique. De fait, les emplois publics ont un poids prépondérant, dans ces zones à vastes étendues de terres agricoles et de forêts, où la densité de population et d’entreprises est relativement faible.

L’influence de la sphère publique est particulièrement importante dans les zones d’emploi de Châlons-en-Champagne et Bar-le-Duc, avec 26 % de la richesse dégagée et 44 % de la masse salariale provenant d’établissements publics.

L’industrie ne pourvoit qu’à hauteur de 19 % de la richesse dégagée et 11 % de la masse salariale créée. Elle est représentée notamment par la métallurgie et le caoutchouc dans les zones de Chaumont-Langres et Bar-le-Duc, et l’industrie agroalimentaire.

L’importance des revenus de transferts s’observe aussi dans les zones de Chaumont-Langres et Bar-le-Duc. En effet, du fait de la forte présence de personnes âgées, près d’un tiers du revenu des ménages est constitué de pensions de retraite.

Globalement, le contexte de lutte contre les déficits publics est susceptible d’affecter l’équilibre futur de ces territoires.

Certaines zones possèdent toutefois des "amortisseurs". Dans la zone d’emploi de Bar-le-Duc, le potentiel fiscal provient à 30 % de la fiscalité des entreprises. Dans celle de Lunéville, 60 % de la masse salariale sont perçus à l’extérieur, par les actifs travaillant notamment dans la zone de Nancy. Inversement, dans la zone de Chaumont-Langres, les salaires perçus à l’extérieur sont faibles, alors que la population, peu nombreuse au km², diminue et qu’elle est entrée dans une phase de vieillissement parmi les plus rapides de toute la région.

Charleville-Mézières, Forbach, Vitry-le-François - Saint-Dizier, Saint-Dié-des-Vosges : revenus de transferts

Un cinquième et dernier groupe est constitué des zones d’emploi de Charleville-Mézières, Forbach, Vitry-le-François - Saint-Dizier et Saint-Dié-des-Vosges, où la part des revenus de transferts est significativement plus importante qu’ailleurs dans la région.

Les revenus de transferts (minima sociaux, prestations familiales, allocations logement, indemnités chômage) représentent dans ces zones près de 11 % des revenus des ménages, contre moins de 8 % dans le reste du Grand Est. Les revenus du patrimoine y sont faibles.

Dans ces quatre zones d’emploi, la proportion de personnes vivant sous le seuil de bas revenus est la plus élevée de la région (avec les zones de Strasbourg et de Lunéville). La proportion de non-diplômés et de bénéficiaires du RSA ou de la CMU, va également dans le sens d’une précarité plus forte qu’ailleurs. Enfin, les revenus particulièrement faibles des 10 % des ménages les plus pauvres (moins de 6 000 euros par an et par UC) reflète la présence de situations de grande pauvreté. Le revenu fiscal médian y est par conséquent le plus bas de toute la région (à peine plus de 17 000 euros par an et par UC).

Les politiques de solidarité définies pour la plupart à l’échelle nationale s’avèrent essentielles dans ces quatre zones, qui abritent des populations parmi les plus fragiles de la région.

La baisse de l’emploi y est un sujet particulier de préoccupation, notamment dans les activités industrielles où la richesse dégagée et la masse salariale sont les plus fortes (métallurgie, cristal, plastique, production et distribution d’énergie). Cela est d’autant plus important que dans ces quatre zones, l’emploi total a reculé en moyenne de 5 % et l’emploi industriel de 14 % entre 2008 et 2013. Le taux de chômage y est supérieur à la moyenne régionale (de 3 à 4 points dans les zones de Forbach et de Saint-Dié-des-Vosges).

L’évolution de l’emploi concerne également les collectivités locales, dont le potentiel financier est alimenté à hauteur de 29 % en moyenne par la fiscalité sur les entreprises (jusqu’à 33 % dans la zone de Forbach).

Revenus frontaliers : de l’ordre de 6 milliards d’euros par an dans le Grand Est

Avec 162 000 travailleurs frontaliers en 2013 (soit près de 8 % des actifs occupés), la région Grand Est, limitrophe de quatre pays, est la plus concernée par le phénomène du travail par delà les frontières. L’absence de statistiques totalement détaillées et une fiscalité différente (imposition à la source) ne permettent toutefois pas de disposer d’une mesure directe des montants réels des revenus tirés de cette activité.

Les montants indiqués ici sont issus d’une estimation. À ce titre, ils doivent être pris comme un ordre de grandeur.

Pour la Suisse, les frontaliers qui travaillent dans le canton de Bâle-Ville (soit 60 % des frontaliers du Grand Est vers la Confédération) ont perçu un revenu brut de 1 697 613 000 francs suisses (CHF) en 2015 (source Office fédéral de la statistique et Centre des impôts du canton de Bâle-Ville). En estimant qu’il y a 37 000 frontaliers vers la Suisse en 2015 (pour 36 250 en 2013), en considérant que les 40 % de frontaliers du Grand Est qui travaillent ailleurs dans la Confédération perçoivent un salaire moyen identique, et en retenant le taux de change de 1,00 euro pour 1,20 CHF (taux plancher fixé en septembre 2011, avant la réévaluation du franc suisse au cours de l’année 2015), on obtient un montant de 2,358 milliards d’euros de revenus frontaliers.

Pour le Luxembourg, le salaire annuel moyen pour un frontalier français était de 44 879 euros en 2014 (source Statec). En estimant qu’il y a 73 000 frontaliers vers le Grand-Duché en 2014 (pour 71 250 en 2013), on obtient un montant de 3,276 milliards d’euros de revenus frontaliers.

Pour l’Allemagne et la Belgique, le nombre de frontaliers venant du Grand Est est de 46 000 et 8 500 en 2013. En leur attribuant un salaire brut de 30 000 euros par an, on obtient un montant de 1,635 milliard d’euros de revenus frontaliers.

La somme des revenus frontaliers ainsi estimée s’élève à 7,269 milliards d’euros, mais elle porte sur des millésimes différents et des montants bruts. La masse salariale nette des revenus frontaliers est donc plutôt de l’ordre de 6 milliards d’euros par an dans le Grand Est.

Pour en savoir plus

D. Desrivierre, B. Werquin, « Richesses des territoires : des fonctionnements similaires de part et d’autre de l’ancienne frontière régionale », Insee Analyses Nord-Pas-de-Calais-Picardie n° 15, mai 2016

« De quoi vivent les territoires girondins ? », Insee Dossier Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes n° 2, juillet 2016